« L’importance de Cézanne vient du fait qu’il est le seul ayant rompu profondément avec cette vision (la vision classique). Et c’est à cause de lui qu’aujourd’hui (en 1953) toute la vision de la réalité est remise en question. » Alberto Giacometti
« L’importance de Cézanne vient du fait qu’il est le seul ayant rompu profondément avec cette vision (la vision classique). Et c’est à cause de lui qu’aujourd’hui (en 1953) toute la vision de la réalité est remise en question. » Alberto Giacometti
Propos recueillis
« La vinification répond à des règles assez strictes et bien connues des viticulteurs. Mais l’obéissance aux lois déjà éprouvées ne doit jamais faire perdre de vue les possibles inventions qui cherchent à s’immiscer dans les pratiques traditionnelles pour les faire évoluer. À ce stade comme aux autres, nous observons toujours notre travail et ses effets, avec une part de disponibilité à ce qui pourrait générer de la nouveauté.
Les graines récoltées, de superbes baies, sont déposées dans les cuves. Sous le simple effet de leur poids sur elle-même, elles vont commencer à libérer du jus. Le milieu est prêt pour la fermentation qui ne tarde pas à démarrer. C’est un moment secret, invisible et magique, en même temps qu’un phénomène chimique dont la survenue n’est pas mystérieuse. J’ai conscience que chaque étape est expliquée, mais je sais aussi qu’elle n’est pas « connue » au sens profond de ce terme. Le rythme de fermentation, les libérations ou résistances biologiques que l’on perçoit ici ou là, la manière qu’a le milieu de se transformer, sont différents d’une cuve à l’autre, d’une année sur l’autre. Il est très perceptible que tout est vivant et doit le rester. Un cuvier n’est pas un centre de dressage mais l’abri d’une croissance.
La fermentation consiste en une transformation du sucre en alcool par l’intermédiaire des levures. D’un point de vue chimique c’est ce que l’on appelle une décarboxylation. En d’autres termes il y a un dégagement de gaz carbonique. Ce gaz, compte tenu de sa légèreté par rapport à la matière, va monter pour s’échapper par le haut de la cuve et entraîner avec lui en surface toutes les parties solides. Ainsi, au bout de vingt-quatre à quarante huit heures de fermentation, nous ne sommes plus en présence du mélange initialement observable mais devant deux parties très distinctes, le jus et le chapeau de marc composé des peaux et pépins maintenus en suspension par la pression du gaz carbonique qui se forme constamment dans le jus. Lorsque je fais visiter le cuvier à des néophytes, je suis touché par leur émerveillement devant l’aspect rubis et l’énergie bouillonnante du marc quand on ouvre le couvercle de la cuve. Nous dérangeons le processus un court instant et je sens bien que c’est aussi pour en activer d’autres, plus intimes. La puissance du fruit crée une liesse et on va chercher de la main tout ce que l’on peut récolter d’arômes avant de refermer la cuve pour la laisser aux prises avec ses propres mouvements. Hors de ces contextes particuliers, ce geste de rendre visite à la cuve dès son premier jour de remplissage, est nécessaire. Mais parfois, je le fais comme font les enfants impatients devant le four qui abrite la cuisson du gâteau.
J’entends parfois que le jus coloré vient de la pulpe du raisin. Les colorants alimentaires ou d’autres fruits riches en pigments trompent notre connaissance. Car la pulpe seule du raisin ne donne qu’un jus transparent. La couleur se trouve dans la peau et j’aime ce petit clin d’œil à l’espèce humaine. C’est en elle aussi que l’on trouve les tanins. Associés aux pépins, ils donneront au vin sa structure. Le but de la vinification est à la fois d’extraire la couleur et les tanins – les composés phénoliques – mais aussi de transformer cette matière tannique pour assouplir son penchant astringent, agressif pour le palais, au bénéfice de sensations plus rondes et soyeuses. C’est là tout l’intérêt de la vinification. Le milieu passe par des phénomènes de condensation-polymérisation, c’est-à-dire que l’on chemine chimiquement d’une molécule simple à une chaîne moléculaire. Les tanins, les anthocyanes vont s’associer à d’autres composés du vin, des polysaccharides notamment, pour former des molécules plus grosses qui produisent une sensation tactile vraiment plaisante.
Pourtant, selon l’année, il est toujours nécessaire de choisir le type et le niveau d’extraction en fonction du raisin ramassé et du résultat désiré. La maturité de la peau, celle de la baie et des pépins, ne sont pas toujours harmonisées. Il peut arriver que la baie soit menacée par la pourriture et la peau mûre, quand les pépins sont encore verts. Tout ceci est soumis à la climatologie. Dans le cas précité, nous allons favoriser l’extraction sur les peaux plutôt que sur les pépins. Lorsque tout est mûr en revanche, on peut créer un vin un peu plus riche en allant chercher les tanins des pépins. Cependant il est indispensable de n’extraire que les tanins nobles et bien mûrs. L’art de la vinification pourrait se résumer au fait de donner bonne mesure à ce que l’on extrait. Savoir s’arrêter à temps produit des différences considérables en matière d’élégance. La mesure dont il est question ici est une tentative d’harmonie avec la nature. Elle n’aime pas perpétuer les excès qu’elle produit toujours de façon transitoire comme on relance la roue immense des processus. Ici, comme lors de plusieurs étapes quand on fait du vin, on est à mi-chemin entre maîtrise et dépendance. C’est un territoire de vérité et d’humilité, de « tâtonnements savants » qui rafraîchit les idées. Il m’est fréquemment arrivé de l’observer chez les artistes en processus de création. Ils sont à la fois dans une expertise technique et une clarté psychologique inouïes par rapport à ce qu’ils manipulent. Dans le même temps, ils se rendent vierges de toute vérité, se placent en creux et accueillent ce qui viendra pétrir la matière pour lui donner son « corps universel ». Même quand on sait ce que l’on fait, il me paraît important de garder le mufle vibrant de ceux qui mesurent leur ignorance et cherchent sans relâche.
Il y a trois possibilités d’intervenir durant cette étape d’élaboration du vin.
En les combinant, ces actions nous permettent de composer un paysage d’interventions qui nous place au plus près de mon intention.
Voici donc les trois premiers points sur lesquels le vinificateur peut agir. C’est à la fois beaucoup et bien peu. Il peut arriver à des résultats très différents qui dépendent de ses choix, mais il aura tout au long du processus, la sensation d’être face à un phénomène chaotique et complexe, alchimique à n’en pas douter, qui lui échappe totalement.
Ces deux derniers éléments viennent s’ajouter à l’équation.
En tant qu’agriculture, la viticulture répond certes aux lois de la pluie et du beau temps, mais lorsqu’on aborde la vinification, il s’agit surtout de s’intéresser au temps qui s’écoule. Il y a une vigilance constante au sujet de son influence, qui, j’en suis intimement convaincu, ne nous veut que du bien. Il est jubilatoire de s’impliquer physiquement dans les croissances, l’observation des changements infimes ou très sensibles et le rythme des hésitations et décisions de la matière pour « embarquer » au bon moment. Avec les assemblages, c’est le moment le plus palpitant de mon travail.
Le jus de raisin est un breuvage simple et agréable dont la qualité dépend essentiellement de la maturité des baies. Le vin en revanche, peut-être d’une très grande complexité aromatique et son potentiel évocateur est particulièrement puissant. Il exprime son terroir d’origine. La matière développe un langage, la terre est présente ainsi que l’eau, le passage des saisons. Tout est inscrit. Le breuvage raconte son histoire et cette narration doit être lavée de toute interférence. Donner à son vin un langage convenu stérilise son message et réduit son ambitus. C’est là sans doute que la biodynamie parle le plus haut. C’est une alliée extraordinaire pour révéler accompagner et préserver ce que le terroir a de meilleur à donner. Elle va agir sur deux niveaux au moins.
Alain Moueix