Vigneron depuis 1991, je pratique la biodynamie certifiée au Château Fonroque depuis 2002 et au Château Mazeyres depuis 2012. C’est un travail d’équipe. Ma démarche en viticulture est comparable à celle d’un chercheur dans l’acception fondamentale de ce terme. Je ne peux me permettre d’être seulement un scientifique épris de rationalité ou un gestionnaire intraitable. Les sciences m’enseignent et m’inspirent mais je perçois l’expérience sensible comme génératrice d’une des multiples formes de l’objectivité. Il s’agit avant tout d’observer, en l’occurrence la vigne et son environnement immédiat et lointain, puis d’en tenter une compréhension et de développer une confiance réelle dans les structures spontanées et les solutions créatives qui se présentent.
Soutenu par des courants de pensée qui travaillent l’humanité depuis l’Antiquité, je place cette approche très personnelle au service de mes vins, à seule fin d’en préserver la vitalité et son potentiel de dialogue avec celle des personnes qui choisissent de les consommer. La confiance que j’accorde à la force des langages biologiques concrets, est un guide précieux auquel j’adjoins tout outillage approprié pour servir mon projet. Cette sensibilité est de plus en plus largement partagée par une communauté qui refuse de simplifier le complexe et de nier sa responsabilité dans une chaîne d’échanges qui alimentent la vie de chacun. Cette tendance, qui fait sans complexe aveu de sa croissance, s’exprime au travers d’une large variété d’obédiences et constitue la biodynamie d’aujourd’hui, encore mouvante et impliquée dans l’exploration de notions qui demandent à trouver sereinement leur légitimité.
Le résultat est l’expression d’un dialogue avec une forme d’intelligence élémentaire qui ne saurait soumettre son évidente expertise et qu’il est infiniment dommageable de chercher à maîtriser. Rien de magique donc ou de surnaturel dans notre pratique. Seulement une ode au naturel, sans crainte de ce qui reste à élucider. L’esprit humain a, de longue patience, eu accès à cette vertu d’acceptation de ses propres limites. Cette place qui est vraiment la nôtre est au fond la plus confortable, le lieu à partir duquel nous produisons des actes réels, charnus et non décoratifs. Le flou, parfois durable, parfois conquis au profit de la clarté, est inhérent au projet ambitieux de s’associer aux processus biologiques. La question de savoir comment s’y prendre pour articuler l’outillage scientifique qui s’offre à nous et le résultat psychologique qui en découle, fait mijoter la matière grise de l’épistémologie depuis plusieurs siècles. Je suis héritier de ce patrimoine de pensée et j’active ma mémoire aussi souvent que possible afin d’en irriguer mon métier de viticulteur découvreur.
(...) Notre plus grande ressource, celle dont nous devons tout espérer, c'est l'étroite alliance de ces deux facultés : l'expérimentale et la rationnelle (...)
Francis Bacon (1561-1626)
Deuxième fils d’une famille d’exploitants agricoles de Haute Corrèze, Jean Moueix choisit Paris pour ouvrir plusieurs commerces de produits laitiers. Nous sommes en 1920 et le succès commercial est évident. Onze ans plus tard il visite avec Adèle le Château Fonroque. L’enthousiasme est immédiat et les décennies qui suivent scellent l’attachement du couple, puis de leur fils aîné Jean-Antoine Moueix à la terre de Fonroque et à son historique vocation viticole. Au décès de Jean-Antoine en 1979, la gestion du domaine est confiée aux Établissements Jean-Pierre Moueix, maison de négoce familiale créée par Jean-Pierre, le fils cadet d’Adèle et Jean. C’est sous la co-direction de Jean-Jacques Moueix, le père d’Alain, et de son grand oncle, Jean-Pierre Moueix, que se prolonge l’histoire de la propriété.
Alain Moueix hérite du lieu en 2001 et y instaure d’emblée la pratique de la biodynamie.
Elle a commencé pour moi avec la lecture du Cours aux agriculteurs de Rudolf Steiner en 1996. Dans le flot de ce déchiffrage aux multiples volumes, dont l’ouverture et l’invitation à réfléchir étaient touchantes, j’ai été ramené vers les écrits de Goethe qui est cité d’emblée par Steiner. J’ai lu sa biographie un soir d’hiver après une journée harassante. L’allègement fut immédiat. C’est par ces mots qu’elle commence. « Le 28 août 1749, midi sonnait à Francfort-sur-le-Main quand j’y vins au monde. La conjoncture astrale était favorable. Le Soleil était sous le signe de la Vierge et culminait pour la journée. Jupiter et Vénus le regardaient favorablement. » On y repère son accord avec l’univers, son goût immodéré pour l’ordonnancement céleste. J’ai continué avec le « Traité des couleurs » qui m’a renvoyé à mon amour pour la peinture. J’avais en tête des tableaux de Per Kirkeby, de Gérard Gasiorowski, de Mamma Anderson pour ne citer qu’eux. Goethe est à mon chevet depuis. C’est un bain parmi d’autres et il n’est pas aveugle. J’ai besoin d’écrits vifs, dont la fraîcheur agit sur moi comme un torrent. J’en émerge un peu plus riche de vitalité et conscient des affres cruelles de l’ignorance. Apprendre. Tant est à prendre dans ce que nomment certains car le traitement que nous en faisons est libre. Les verves protéiformes abreuvent l’esprit. Goethe (comme Philip Roth, Georges Steiner… et d’autres) fait partie de ces auteurs qui assouvissent mon penchant pour les passions érudites ayant en bouche plus de questions que d’affirmations et dans le regard le diamant de la curiosité. Sa façon d’abattre toute frontière entre les formes du vivant m’émeut. J’entends par bribes l’écho de son dialogue avec Dieu et son idéalisme qui est une composante de la réflexion lucide. Ces éléments fondateurs de la biodynamie ont ensemencé ma pratique quotidienne sous des formes tangibles et les vins qui en résultent sont tous marqués par cette genèse studieuse.
Il n’est heureusement pas possible de résumer le fait de faire du vin à quelques principes reproductibles. Il est difficile et souvent parcellaire de délimiter une articulation théorique des actions qui permettent sa venue au monde. Le vin se fait aussi dans les dos tournés et le silence du chai déserté, dans l’esprit et le sommeil de ceux qui œuvrent au moment présent, de ceux qui ont œuvré alors que tout n’était encore qu’une promesse. C’est aussi, à côté des savoir-faire et des rituels, la perception sensible des signes immédiats qui est à l’œuvre et préside même parfois à plus de processus qu’on ne le prétend généralement.
Nous pouvons cependant mettre en évidence quatre étapes fondamentales, qui bien qu’emplies de ces aléas créatifs, sont systématiquement traversées par les hommes et la matière avant la naissance de notre vin. C’est à son trajet propre qu’il est ensuite livré, dans le secret du flacon et l’attente de sa révélation par les palais qui en feront l’expérience. Car c’est le buveur, ultime hébergeur du breuvage, qui le transforme en mots, en émotions, en expérience sensible, mettant en lumière ce qui mérite de l’être.
Je collectionne des œuvres d’art contemporain depuis une décennie. Mon père collectionnait aussi, généreusement influencé par Jean-Pierre Moueix, collectionneur exceptionnel dont il a partagé durant vingt-cinq ans les espaces de travail. Puis d’autres formes artistiques sont venues coloniser mon territoire. La danse ainsi que la performance, la musique et toutes les formes d’écriture. Fonroque et Mazeyres ont vu fleurir une multitude d’œuvres éphémères dont peu se sont laissées capter. Les résidences d’artiste ont inséminé les lieux au fil des créations successives. Ces rendez-vous toujours finalement partagés avec un public, n’ont jamais été formalisés, la substance elle-même s’échappant chaque fois qu’un cadre menaçait de les structurer. Ces lieux d’agriculture continueront à recevoir ceux qui font la culture. Ils représentent la chair de cette activité humaine vitale et travaillent le monde hors de toute notoriété, dans un rapport immédiat et réel avec leurs matières. Je n’ai jamais médiatisé ces rendez-vous. Outre le fait qu’il ne s’agissait pas d’une opération de marketing pour les Châteaux, j’ai constaté ailleurs et de la bouche des intéressés, que cela ne rapporte pas grand-chose aux artistes en dehors d’une rencontre avec un public souvent secondairement intéressé par leur prestation. Plus invités pour la marque, les personnes présentes prennent ces performances précieuses comme des animations culturelles et passent pour la plupart à côté de l’essentiel. Ce que je retiens de ces expériences qui se renouvelleront assurément, c’est leur saveur essentielle. J’ai pour preuve que même les murs s’en souviennent. Et nombre de spectateurs également, surpris de tant d’intensité précédée de si peu de tapage.
Chaque trimestre s’ouvrira prochainement sur un chapitre du Cahier d’Alain Moueix.
Du premier au énième élément il s’agira bien sûr de viticulture. Au sens le plus large cependant puisqu’Alain Moueix en propose une lecture réputée singulière. Sous une forme courte et animée, le cahier se destine à l’exploration, au développement, à l’étude, au partage et à la pensée libre.