Mai 2018 Le négoce

Je reçois chaque année les négociants qui s’occupent de Fonroque et de Mazeyres puisque la plupart sont impliqués auprès des deux propriétés. Ils sont « la place de bordeaux ». C’est un rendez-vous ritualisé que j’aime particulièrement. Il me permet de me faire connaître et de connaître un peu mieux ceux qui m’accompagnent depuis des années dans une aventure humaine constante, en déplaçant légèrement le centre d’intérêt. Il est aussi l’occasion d’annoncer les nouveautés, en en savourant ensemble la mise en place. Je restitue pour partage le discours de bienvenu donné le 26 avril 2018 à l’occasion du tout dernier de ces rendez-vous.

« Aujourd’hui, Hubert et Richard Guillard s’associent à moi pour vous remercier chaleureusement de votre présence au Château Fonroque. Il est toujours très agréable d’honorer la fidélité, et de célébrer ce qui nous lie depuis 12 ans, pour certains d’entre vous depuis 25 ans avec le Château Mazeyres. Comme à mon habitude, je vais m’inspirer du travail d’un Peintre pour vous parler de la vie du Château. Ces allées et venues entre l’art pictural et la vie rythment mon quotidien depuis l’adolescence, et je suis toujours émerveillé par le nombre de réponses que m’apporte la peinture, par les directions bienveillantes que contient son silence.

 


Ombre et Lumière – Vieira Da Silva

 

L’œuvre aujourd’hui installée sur ce chevalet est baptisée « Ombre et Lumière ». Elle a été composée par Maria Helena Vieira da Silva en 1964, un grand millésime à plus d’un titre. Vieira da Silva était une Peintre portugaise appartenant à l’École de Paris. Elle est née à Lisbonne en 1908 et morte à Paris en 1992. Je l’ai découverte en 1981, alors que j’avais tout juste dix-sept ans. J’étais seul avec mon père chez lui au Château Trotanoy et il revenait d’une exposition qui présentait des tableaux d’elle. Il m’en a parlé avec une émotion paisible comme s’il était totalement convaincu qu’il s’agissait d’une artiste puissante et il en nourrissait une sorte de réconfort qui déteignait sur mon jeune être. Même si cette œuvre, « Ombre et Lumière », appartient à la collection constituée depuis huit ans avec mon épouse Ambre, elle est en mon for intérieur, tout comme Fonroque, une part de l’héritage reçu de mon père.

C’est la toute première fois que je m’adresse à vous en présence d’Hubert et Richard Guillard, et dans ce contexte où les perspectives sont plus que jamais au goût du jour, il m’est apparu évident de vous parler de cette artiste qui est considérée comme un très grand maître de la perspective.

 


Maria-Helena Vieira Da Silva peignant

 

Je joue bien sûr sur deux acceptions de ce terme et je ne parle pas seulement de la perspective classique, celle de la Renaissance avec sa rigueur mathématique et ses protocoles de réalisation. Mais c’est tout de même un peu l’idée d’un point de fuite, d’avenir en l’occurrence, vers lequel convergent toutes les lignes, et cette présence d’un point de distance qui permet de représenter la diminution des objets dans la profondeur fictive. Pour Vieira, il ne s’agissait pas d’un outillage technique ponctuel visant à servir une intention réaliste. En utilisant un des grands principes de la peinture figurative au cœur d’une œuvre abstraite, elle nous a invité à explorer encore plus profondément la peinture et à travers elle, son impact sur notre sensibilité consciente ou non. Ce jeu éminemment sérieux de tension entre abstraction et figuration, était une prise de liberté pour aborder un monde frontière largement ouvert à l’interprétation. Parce que l’illusion finit toujours par donner naissance à une sensation, parce qu’un phénomène mental devient physique par la seule force de notre sensibilité et de notre interprétation, il me semble que Vieira Da Silva nous donne les clefs de nous-mêmes avec une grande élégance. Dès lors, le tableau est nôtre sans aucun besoin de transaction. Chaque cadre de référence s’en empare selon ses codes, ses expériences, selon ses couleurs ses forces et sa vulnérabilité. Autant de tableaux que d’âmes attentives. Vieira était passionnée par la perspective. Elle disait « Parvenir à suggérer un espace immense dans un petit morceau de toile (..) est contraire à la raison picturale. » Contradiction divine qui n’a pas eu raison de sa détermination à nous laisser une œuvre vaste d’une rare beauté. J’aime transférer ce regard sur la notion de perspective dans son acception psychologique. Celle qui entraine notre être vers la suite, avec l’allant nécessaire à la réalisation, avec un outillage intuitif parfois presque divinatoire. Ce que l’arrivée de la famille Guillard à Fonroque insuffle au lieu et aux personnes qui œuvrent ici relève de cet appétit pour la suite. Les moyens matériels certes, mais ils sont peu de chose sans la confiance qui vient avec et qui nous honore, sans la curiosité, la bienveillance le respect et l’intransigeance qui gouvernent les quelques mois déjà passés ensemble.

Une étape s’achève qui va de mon héritage du Cru en 2001, vers la mise en place de la Biodynamie, aventure patiente et passionnante débutée en 2002 et maintenue jusqu’à aujourd’hui. Une autre étape commence où peut régner la mise en œuvre de ce que j’ai imaginé depuis longtemps. Fonroque est et reste une histoire de familles à laquelle j’ai eu d’abord accès par le récit, puis par l’expérience. Ce lieu traverse ma vie. J’ai bien connu mon arrière grand-mère Adèle née Monange, celle qui a choisi cet endroit en 1931 pour y installer ses croyances et son quotidien. Je n’ai pas une vision conservatrice de la famille dont je connais les forces profondes et les travers, mais je sais que ces cellules filiales qui se succèdent à Fonroque forment un organisme vivant marqué par la croissance et qui mute au fil du temps pour créer une forme de permanence.

Vieira da Silva a écrit : « Parfois, je peins comme si j’obéissais à une force supérieure sans vraiment savoir où je vais. J’ai confiance dans l’intuition. Je (..) doute des théories ». C’est la posture de beaucoup d’artistes et j’y adhère autant que possible. Dans le cas contraire il n’y aurait jamais eu de biodynamie à Fonroque. Laurent, mon partenaire depuis le tout début, sait exactement de quoi je parle à l’instant. Nous avons plus d’une fois marché à nu, jusqu’à ce que le terroir et la vigne se rencontrent sur des bases renouvelées, créant ainsi une autonomie en laquelle nous pouvons désormais placer notre confiance. Prouvant qu’il est bon de se méfier des théories qui musellent au profit d’un vrai chemin de connaissance, nous vivons aujourd’hui encore la biodynamie à Fonroque et nos vins témoignent pour nous. Depuis trois à quatre ans, l’appréciation du marché sur mes vins évolue très sensiblement. Ma recherche de style épuré, de tension en milieu de bouche, l’abandon de potentiel de puissance pour mettre l’élégance sur un piédestal, le refus d’adhérer à la mode et à l’hégémonie des critiques portent leurs fruits. Une génération récente de journalistes et de bloggeurs a redistribué les cartes. Les déceptions face au vieillissement des vins bodybuildés ont montré que la voie se situerait plutôt du côté de l’équilibre et de la mesure. Cette leçon ne date pourtant pas d’hier mais il semble que l’expérience soit vouée aux recommencements. La tendance change, les jeunes gens refusent que des lois seulement mercantiles gouvernent leur vie. Ils désirent accéder à plus ambitieux que l’accumulation, en donnant prépondérance à la qualité. Celle de nos vins progresse, les notes montent, les commentaires sont éloquents et la marque revient à la bouche des gens. Mais même dans ce contexte optimiste il n’est pas de naïveté. Je crois qu’il est utile de s’en tenir à des indicateurs d’authenticité, à la vérité intime comme terroir fondamental, et au pouvoir, non sur les autres mais sur soi.

Parce que l’Ombre et la lumière sont deux réalités qui se côtoient pour exister aussi bien dans la peinture que dans la nature. Parce que ce contraste est une réalité qui rythme notre existence saisonnière, notre travail, le départ des uns et l’arrivée des autres, j’accepte et assimile pleinement ce que les changements récents transportent de cette ambivalence qui régit tout parcours, sans doute pour lui donner son relief et sa densité. Et c’est la joie du nouveau qui l’emporte, celle de l’exploration qui s’offre. À cela Vieira Da Silva ajoute la perspective. Aujourd’hui devant Hubert Guillard et son fils Richard je dénombre plusieurs perspectives qui viennent réjouir mon penchant de viticulteur chercheur et je les en remercie sincèrement. Vous avez pu constater en arrivant sur les lieux que les travaux de rénovation et de transformation sont déjà en cours. Nous en reparlerons tout à l’heure avec une présentation du projet. Il me reste à vous remercier pour votre écoute studieuse et votre fidélité et aussi bien sûr à vous souhaiter un très agréable moment gourmand au Château Fonroque. »