Propos recueillis
« Ces mots, vrais pour tant d’artistes dans toutes les disciplines, inspirent souvent ma pratique quotidienne. L’accident, comme rupture avec ce qui, déjà inscrit, nous éloigne de toute perspective surprenante, de tout moment de grâce. Il me paraît crucial d’accepter ce saut dans l’inconnu.
Les vendanges possèdent aussi leur part d’aléatoire. L’histoire commence fin août début septembre, au retour des vacances de chacun. Nous parlons de la cueillette, prévoyons de préparer le matériel de tri. Nous discutons au sujet des équipes et il ressort de ces préparatifs une idée préconçue de ce qui va se produire. Elle prend appui sur le climat de l’année, sur les probables volumes de récolte qui se précisent et ces données alimentent la part empirique de notre compétence. Cette architecture de l’anticipation est nécessaire mais elle doit rester très plastique.
Début septembre Laurent Nougaro à Fonroque ou Ludovic Guibert pour Mazeyres, et moi-même, commençons à prélever quelques raisins pour les analyser. Puis nous comparons ces résultats avec ceux des années précédentes afin de détourer plus finement le profil singulier du millésime. Nous mesurons le sucre et donc le degré potentiel, l’acidité totale, le PH et le poids des cent baies qui nous donne une idée de la taille moyenne des baies. Nous observons les équilibres. Si nous devions comparer cette étape au travail d’un peintre je dirais que nous en sommes au choix de la toile.
Ces éléments nous donnent un début d’idée concernant la date de récolte. Cette information provisoire est déjà alimentée par les dates de floraison, mi-floraison et mi-véraison. Ce sont des repères précis à une dizaine de jours environ. Mais il faut les manipuler avec attention car certains millésimes évidemment démentent ces indices ou montrent leurs limites. En 2003 pour exemple, la période entre la mi-véraison et la maturité a été raccourcie par la canicule. Cependant, d’une manière générale nous pouvons placer les vendanges dans une fourchette située entre mi-septembre et mi-octobre. L’étape suivante consiste à aller goûter les raisins.
Nous nous promenons quotidiennement de parcelle en parcelle, avec tout ce que l’on sait de chacune, son histoire, son potentiel, ses caractéristiques, son état énergétique et biologique, pour ce que nos sens et notre mémoire peuvent en percevoir. Nous récoltons des informations qui viennent nourrir assez équitablement notre pragmatisme et notre intuition. Je tiens beaucoup aux signaux périphériques qui permettent d’atteindre des résultats très subtils. Notre part instinctuelle prend ses aises et nous livre généreusement ce qui ne se mesure pas. Nous percevons ainsi peu à peu le profil du millésime. La vigne est-elle fringante ou montre-t-elle des signes d’entrée dans l’automne ? Le raisin est-il fruité ? A-t-il de l’éclat grâce à une belle acidité ? Sommes-nous sur des choses confites dans le cas d’un été chaud ? Chaque donnée nous informe sur ce qu’il sera bon de révéler ou d’atténuer, d’extraire et à quel niveau, d’utiliser ou d’apaiser pour élever le résultat. Ici pour continuer la métaphore, nous en sommes au choix de la peinture, mais des images viennent au peintre, et l’envie d’agir, de toucher la toile.
Nous allons également observer l’équilibre de la maturité. Si les peaux sont mûres les pépins le sont-ils ? Quel est le niveau d’extractibilité de la couleur lorsqu’on écrase la peau ? Le grain se détache-t-il facilement de la rafle ? Est-ce que le pinceau – la petite tige qui reste après la cueillette de la baie – est rouge ou ne l’est pas ? Les rafles sont-elles aoûtées ou non c’est à dire sont-elles lignifiées ou sont-elles encore vertes ? Ces informations et équilibres sont différents chaque année et demandent des réactions adaptées. C’est l’observation dynamique des éléments tels qu’ils s’offrent qui nous orientent vers telle ou telle direction. Il faut aussi beaucoup d’écoute de tout ce qu’expriment les personnes travaillant sur le lieu, et garder un regard sur soi. Si nous notons toujours les résultats d’analyses, le reste de la récolte d’information demeure à l’état de vécu et forme une expérience que nous ne consignons nulle part. Chacun fait sa cueillette personnelle d’éléments, selon son cadre de compétence et sa sensibilité. C’est une attitude spontanée que nous avons toujours adoptée à Mazeyres ou Fonroque et qui ne doit pas être très éloignée de celle des paysans d’antan ou des nomades, qui pour des raisons distinctes, ne passaient pas par l’écrit pour mémoriser ou transmettre.
Je suis très attaché à cette part volatile qui ne constitue l’expérience que par les effets du temps et une forte inscription inconsciente. Elle force la confiance en une mémoire qui œuvre pour nous constituer. Ici le peintre aurait déjà laissé surgir grâce à ses mains jointes dans la matière, un climat de couleurs et de formes, une âme annonciatrice.
C’est ainsi que nous nous acheminons vers la date certes encore approximative et mobile, du début des vendanges. Elle peut évidemment changer au gré de la météorologie qui apporte instantanément l’information susceptible de nous faire agir ou de nous amener à reporter. Nous regardons encore un peu mais sans excès, les analyses et leur rythme de progression pour notre usage personnel bien sûr et aussi pour répondre aux obligations de l’ODG (Organisme de Défense et de Gestion de l’Appellation, ancien Syndicat Viticole). Mais en fin de processus, aux abords des vendanges, c’est le fait de goûter les raisins qui est le moyen le plus fiable et déterminant pour faire des choix. Nous y sommes tous les jours, tôt le matin, alors que la température est encore fraîche. Sans doute notre cerveau entérique et notre inconscient font-il en l’occurrence un travail conséquent.
Nous sentons monter les jours. Puis vient celui où il me paraît évident d’agir. Le fruit est là, vibrant. Les peaux sont souples et les pépins ont goût d’amande. La troupe peut être appelée pour le lendemain. À ce stade le peintre est au cœur de son tableau et le connaît déjà, bien qu’il ne soit encore visible pour personne.
Le premier jour, les vendangeurs arrivent avec l’avance nécessaire pour signer les contrats, recevoir des consignes d’organisation et de sécurité. L’énergie est haute et tout le monde a envie de cueillir. Puis la coupe commence. Les raisins sont déposés délicatement dans des cagettes d’une trentaine de litres. Ils doivent arriver à l’entrée du cuvier, prêts pour le tri et sans avoir été endommagés. Nous éliminons tous les débris végétaux et redonnons leur liberté aux nombreux insectes. Les grappes passent sur une table vibrante puis dans un égrappoir, afin de séparer la baie de son support ligneux. Les grains sont alors triés par différents systèmes mécaniques, mais le dernier regard est celui des personnes. Ne pas brusquer la baie est capital si l’on admet qu’elle transporte sa mémoire et nous rendra cet égard le moment venu. Cette exigence de délicatesse est très suivie, même par des employés occasionnels. Il me plaît de penser que ce soin réel au moment de la cueillette et du tri, n’est pas seulement ressentie comme une contrainte mais contamine favorablement l’existence des personnes qui s’y livrent.
Les raisins sont alors transportés dans la cuve.
L’aventure de la vinification peut commencer. »
Alain Moueix