Alain Moueix

Vingt hectares à quelques centaines de mètres au nord-ouest du bourg de Saint-Émilion. Ce n'est pas loin disent les enfants qui font tout partir d'eux-mêmes et vont de l'avant.

Le Chateau Fonroque est pour moi relié au féminin. Mon arrière grand-mère et ma grand-mère paternelle ainsi que ma mère, sont celles qui premièrement et de diverses manières ont favorisé mon attachement à cet endroit. J’étais chaque jeudi après-midi objet de la générosité de mon arrière grand-mère Adèle, dont l’attitude sociable et attentionnée s’appliquait à tous. Un goûter pantagruélique fait de tarte aux raisins servait de base gourmande à ce rituel. Y était systématiquement ajoutée une boîte de petits crayons de couleur qui contenait les trois teintes primaires plus deux secondaires et le cahier de coloriage qui allait avec. Je me souviens avoir méditativement rempli ces cahiers de papier en me laissant prendre dans le bourdon réconfortant des conversations. Par la suite ces visites sont devenues plus rares mais toujours favorisées par ma grand-mère. À son arrivée à Fonroque, cette femme aimante toujours parfaitement soignée, ôtait ses souliers pour en chausser de plus rudes et arpenter librement la lourde chair de terre du coteau. Cueillette et ramassages divers étaient au programme et nous profitions des quelques poules et lapins qui occupaient encore les alentours de la maison. Anna et Gilbert, les responsables du vignoble, nous accueillaient de leurs exclamations et complimentaient une croissance inéluctable dont je m’enorgueillissais comme si j’en étais l’artisan. À l’époque le rognage de la vigne se faisait à la main à l’aide de cisailles. Et Gilbert avait toujours cette allure noueuse et massive, le corps pris à tout instant par le souvenir récent de l’effort quotidien que demandait l’entretien des 17,5 hectares de vigne dont il avait la charge. L’engrais a mis fin à ces pratiques manuelles, les rythmes de croissance suscités par ces apports étant impossibles à suivre.

Depuis toujours on procède ainsi. Après la floraison de juin arrive la nouaison. Les fleurs fécondées deviennent de petits grains de raisin vert. L'été arrive. On effeuille pour ouvrir la voie au soleil. La lumière fait son affaire.

Sans doute la présence féminine qui accompagne mes premiers souvenirs de Fonroque est-elle partiellement à l’origine de mon appréhension fertile de ce lieu. Cette fertilité, aussi poétique soit-elle lorsqu’elle est associée à l’idée du naturel, de l’émergence de la vie, de la fécondité de l’esprit et de l’imaginaire, n’est pas sur tous les plans aussi spontanée que l’on pourrait le supposer. Elle nécessite un faisceau complexe d’éléments favorisant pour donner son rayonnement. Or un accompagnement approprié et des conditions favorables, se définissent selon des critères dont l’objectivité varie selon les personnes, au fil des époques et des sensibilités. J’ai hérité d’un paysage particulier à partir duquel créer une continuité tout en articulant un nécessaire renouvellement. Il fallait ouvrir le lieu à une gestion qui recherche certes la saine réussite économique de son objet, mais l’alimenter par une vision et des stratégies orientées non vers l’usage de la propriété mais vers son épanouissement pour elle-même, non uniquement vers son maintien mais également vers son développement et sa viabilité. Cette réflexion passe par la sphère économique pour la dépasser finalement au profit d’une conscience et d’une responsabilité plus globales qui mettent les personnes et l’avenir au cœur de la réflexion.

Reporter l'action pour entrer dans un monde frontière empli de peu de tapage et d'une grande attention.

Mon équipe et moi-même avons mené ici depuis mon entrée en fonction des actions simples et claires, transparentes quant aux recherches et tâtonnements dont elles ont parfois fait l’objet avant de se stabiliser. Elles se sont bon gré mal gré basées sur la latitude variable dont nous bénéficiions et sur l’état du matériel ou encore celui de l’encépagement dont nous héritions. Une contrainte créative forte est née de cette situation particulière. Elle nous a poussés à plus de communication immédiate avec la terre. À plus d’attention au lieu et à l’obligation de confiance à l’égard de ses ressources propres. Je sais que Fonroque peut être l’objet d’un très bel avenir conçu à partir d’une expérience durable et d’une connaissance fine de la propriété. Ce bagage empirique combiné à des apports futurs contribuera à donner à ce terroir complexe, une expression puissante et originale encore aujourd’hui à l’état exaltant de potentiel.

Finesse des tanins, structure, ciselé, minéralité, finale montante pure et saturée d'élan, harmonie, équilibre. C'est une récitation mantrique qui produit ses effets.

Pourtant nous avons déjà fait passé le vin produit à Fonroque de l’époque Romane à l’époque Gothique en produisant de la dentelle et de la verticalité à partir notamment de coteaux argileux qui sont plus enclins à produire des vins charpentés. Ce mouvement de raffinement du résultat peut encore aller croissant en utilisant la puissance domptée du vin de côte pour détourer et renforcer l’expression de l’élégance. Le Merlot, sur ses terrains calcaires, peut produire des vins fabuleux évocateurs vivants et profonds si l’on se donne les moyens de les exprimer. Mon attirance personnelle pour les sciences naturelles est ancienne. La majesté et la malice du végétal, le minéral, sa vertu cristalline et ses repos opalescents, m’instruisent à plusieurs niveaux. Et je crois que cette prédisposition me permet d’apprécier certains lieux ou d’être à l’inverse parfois profondément peiné par leur niveau de détérioration. J’aime Fonroque mais je prends autant de plaisir et engage autant de passion à Mazeyres où je dirige le vignoble depuis vingt six ans sur un terroir aux caractéristiques et à l’environnement foncièrement différents. En pratiquant la biodynamie, en vivant avec une artiste à l’univers dense qui a déployé son espace de création au cœur de notre lieu de vie, j’ai augmenté ma sensibilité à l’environnement et ma conscience fine des sollicitations sonores, visuelles, et plus largement vibratoires. C’est une chance qui impacte ma vie tout entière et qui je l’espère, rejaillit sur la qualité et la beauté de mes vins.

Quand le sol va bien on décèle une malice dans les trèfles et le pourpier, un murmure insolent parcourt les coquelicots.

J’ai toujours perçu Fonroque comme un vignoble précieux comparable à un cheval sauvage dont la domestication ne peut être confié à qui ne saurait pas « murmurer à l’oreille » du lieu et converser avec ses potentiels. Terre viticole depuis très longtemps, cultivée sans interruption avec des méthodes traditionnelles qui n’ont jamais privilégié la chimie, la symbiose entre le terroir et la plante n’a pas été freinée ou altérée. Mais il me semblait indispensable d’aller plus loin. À divers niveaux, la pratique de la biodynamie répond de manière satisfaisante à mes attentes. Elle ouvre des espaces concrets de pratique, des terrains d’exploration et des réflexions dynamiques au sujet du terroir. Car tout n’est pas donné par l’excellence d’un lieu. Si la qualité du sol joue un rôle prépondérant dans la grandeur du vin qui en découle, un grand terroir évolue aussi au fil du temps en se nourrissant de sa rencontre avec le végétal. Les grands lieux viticoles sont aussi créés par la vigne. La racine, les radicelles, la panoplie complexe et foisonnante de micro-organismes qui les entoure affectent le terroir qui n’est autre que le résultat de la dégradation de la roche mère par la vie. La vigne participe ainsi à la création et au maintien des conditions optimales de sa survie. Elle entre en dialogue biologique et énergétique avec le sol pour produire toujours plus de qualité et d’événements propices. Son artisanat est de magnifier l’expression d’un sol au travers du vin. Sa programmation biologique lui donne cette belle vocation de participer subtilement à la qualité future de notre ivresse.

Ascendances végétale et humaine se répondent et s'interpellent dans un jeu d'échos et de rebonds.

Fonroque bénéficie d’une très belle qualité vibratoire et pour peu que l’on y soit sensible, on y éprouve d’emblée l’équilibre et la sérénité qui règnent comme un signe de bonne santé énergétique. Là encore la biodynamie s’exprime. Ses effets ont notamment pour vertu de fluidifier la circulation entre l’énergie tellurique et l’énergie cosmique. C’est un présent qui participe à la valeur du Château et impacte résolument ses vins. Si l’on ajoute à cette assemblée d’éléments les êtres humains qui travaillent à stimuler la terre en l’accompagnant dans ses tendances vitales, qui entretiennent et favorisent la croissance des plantes, fêtent la récolte de ses fruits pour aller jusqu’à produire ce résultat alchimique qu’est le vin, nous regardons ce qui constitue le corps complet d’une approche biodynamique en viticulture, conçue à partir de la rencontre entre tous les éléments reconnus actifs dans le processus, du plus proche au plus lointain, du plus infime au plus massif, du plus tangible et palpable, au plus inexplicable.